L’histoire de Favori
L'histoire de Favori
Par Nicole Busse
Mon père l’avait acheté jeune poulain chez le boulanger du village.
Quels critères avaient motivé son choix ? Adulte, Favori ne correspondait pas spécialement au standard d’une race quelconque de cheval. Plutôt de petite taille, gris clair, légèrement pommelé, musclé et bien proportionné, mais rien de marquant.
Quoique, en le regardant mieux : une impression de puissance rassemblée et un je ne sais quoi de joyeux et de turbulent dans le regard, des réactions très vives, levant brusquement la tête mais sans brutalité dès qu’on approchait la main pour le caresser, laissant augurer d’un caractère fier et indépendant.
Mon père n’a, je pense, jamais regretté son choix. Le couple qu’il a formé avec Favori pendant plus de 20 ans a souvent amusé et fait bien des admiratifs parmi les agriculteurs du pays !
Je me souviens de ma joie d’enfant, de ma grande fierté quand on venait chercher le petit cheval pour l’atteler devant d’énormes chars de foin, bloqués dans les ornières profondes des chemins. Souvent deux gros et lourds chevaux de trait étaient déjà dans les brancards des carrioles et ne réussissaient pas à faire avancer le chargement.
Mon père installait Favori à la place du cheval de tête, lui parlait doucement, l’encourageait, le cheval dressait les oreilles, écoutant la douce chanson des mots de son maître et docilement il se laissait faire.
Alors commençait une autre façon d’opérer et Favori le savait, il l’attendait :
Mon père, devant l’attelage, prenait son cheval par la bride, le flattait de la main encore une fois et disait « Allez ! Favori p’tit gris !! » et là…. l’homme et le cheval ne faisaient plus qu’un ! Bandant ses muscles, installant solidement ses jambes arrière, Favori démarrait, mon père avançait en même temps que lui, tendus ensemble vers le même but !
Les autres chevaux recevaient eux aussi des ordres de leurs maîtres, souvent ces derniers criaient très fort et mon père qui menait la danse, leur disait « Arrêtez-vous les gars, c’est bon » ! Le char bougeait, à nouveau un « Allez vas-y Favori p’tit gris » plein d’autorité bienveillante, un effort encore et l’énorme masse finissait pas céder et sortir de l’ornière. On dételait notre cheval, il recevait sa caresse attendue, et l’on se demandait qui de mon père ou de son cheval était le plus heureux !
Ce cheval était-il plus fort qu’un autre malgré sa petite taille ? Je ne le pense pas, mais la fusion entre le maître et l’animal était telle, le cœur de Favori si généreux, mon père si doué pour mener les chevaux, qu’ils réussissaient souvent là où d’autres échouaient. Combien de fois l’ai-je vu reculer seul les monstrueuses charrettes pour les rentrer dans les granges en pente, pavées de grosses pierres plates, les 4 fers quasi rassemblés sous lui, poussant de toutes ses forces, jusqu’à faire jaillir des étincelles sous ses sabots, pour remplacer un autre cheval incapable d’y parvenir.
Cette lueur malicieuse dans son regard n’était pas une illusion. Favori était facétieux en diable ! Quand mon père le sortait de son écurie pour l’emmener au champ avec son compère Bijou, un gros cheval percheron noir, Bijou se laissait mener par le licol en tête et Favori gambadait librement derrière en direction du pré, je crois que c’était un jeu entre eux.
Combien de fois l’avons-nous vu, prendre subitement un galop et faire de multiples fois le tour de la cour de la ferme, fonçant sur les personnes réquisitionnées pour les empêcher de se sauver dans la campagne ? Dès qu’il arrivait sur quelqu’un, il stoppait net et repartait en sens inverse sur une ruade !
Nous, les enfants étions au spectacle ! Nous adorions ça ! Mon père criait après lui, pour la forme « Favori ! Viens ci viens ! Je vais t’étriller ! Je vais t’étriller mon gaillard ! » et le cheval riait !!! Favori procédait de la même façon lorsqu’il était au pré et que mon père l’appelait pour le rentrer. Il arrivait au galop du fond du pré, faisait mine de se laisser saisir par le licol et repartait joyeusement sur une ruade.
Mon père mettait des mottes de terre sèche dans sa casquette la remuait en disant « Viens, viens ci viens, j’ai de l’avoine ». Le cheval ne bougeait pas, tournait la tête de l’autre côté et repartait dans ses folles galopades. Il ne rejoignait son maître le plus souvent que quand le gros et placide Bijou, moins futé, croyait lui à l’avoine dans la casquette ! Notre Favori était sujet aux coliques, et il n’était pas rare qu’en pleine nuit, il donne des coups de sabots furieux dans les planches de son box. Mon père se levait alors, calmait son cheval, lui massait les flancs, le faisait marcher pendant des heures dans la cour, tout rentrait le plus souvent dans l’ordre sans le concours d’un vétérinaire…
Favori faisait également un merveilleux trotteur, plein de souplesse, de grâce et de puissance maîtrisée, attelé à la voiture légère qui servait aux déplacements de la famille. Mon père joyeux, chantait ou sifflait en le dirigeant; ma mère, ma sœur et moi, nous serions les unes contre les autres sur la banquette étroite de la voiture, confiantes, heureuses, en harmonie totale avec ce duo maître-cheval !
Un jour, victime inévitable du progrès, mon père a acheté un tracteur, il a vendu Bijou et gardé Favori. Nous étions tous tristes de nous séparer de ce bon gros Bijou. Un maquignon est venu avec son camion le chercher, les trois femmes de la famille pleuraient à chaudes larmes…
Le maquignon est reparti continuer sa tournée. Puis mon père a attelé Favori et nous nous sommes rendus dans un champ pour récolter les pommes de terre. Le cheval paraissait triste et pensif.
Alors que nous étions penchés tristement vers le sol pour ramasser les tubercules, nous avons entendu, venant de la route nationale qui passait à quelques centaines de mètres du champ, un bruit de moteur (à l’époque la circulation n’était pas très dense). Favori est devenu nerveux, mon père s’est précipité vers lui, il avait compris !
Un long hennissement désespéré s’est fait entendre. Favori, de plus en plus nerveux, ne pensait qu’à partir dans cette direction. Mon père s’accrochait à sa bride pour le retenir. Favori a répondu alors à son ami Bijou, par un même hennissement désespéré, en levant la tête. Nous avons vu le camion qui continuait sa route, chargé de nombreux autres chevaux…
Les signaux d’adieu de part et d’autre ont continué, déchirants, nous glaçant le sang ! Favori a échappé à mon père et est parti comme un fou vers la haie, renversant le tombereau chargé de pommes de terre, puis s’est arrêté net, dressant les oreilles, cherchant à distinguer les hennissements de son fidèle compagnon.
Je n’ai pas vu mon père pleurer souvent, mais ce jour-là, courbé sur la crinière de son cheval, il sanglotait…
Favori a terminé tranquillement sa vie dans les prés, près de son maître, diminuant petit à petit en force et puissance, mais jusqu’au bout il a conservé ce caractère libre et joyeux.